IA : l’art n’a pas besoin de votre panique morale

Cinglant

9 juin 2025

IA : l’art n’a pas besoin de votre panique morale

Cinglant

9 juin 2025

Fatigué d’entendre que l’IA va tuer l’art en lui-même et faire disparaître les artistes, j’ai voulu creuser. Pas pour paniquer — pour comprendre, pour nuancer. Deux artistes m’ont guidé : Woodkid, qui tente de dompter la machine, et Miyazaki, qui privilégie le tremblement d’une main et d'un souffle au calme froid des algorithmes.

À force d'entendre mes congénères parler de la disparition des artistes et autres métiers, je profite de l'écriture de cet article pour forger mon opinion sur le sujet et tenter de la prospective. Deux artistes, plutôt opposés sur le sujet, l'un nuancé, l'autre complètement dramatique, ont inspiré mon propos. Ces deux visions, ce sont celles de Woodkid lors de sa — très riche — intervention dans l'émission Processus du média Konbini, et le point de vue de Hayao Miyazaki.

L’art survivra. Mais l’histoire rendra justice aux artistes.

L’IA n’est pas — du tout — une menace pour l’art. Pour l'instant. En revanche, elle l'est pour la sécurité financière de ceux qui le rendent possible. La question n’est pas de savoir si l’art disparaîtra. Il ne disparaîtra pas. Puisqu'il est intrinsèquement humain. La question est plutôt de savoir si les artistes indépendants qui ont nourri la bête sans consentement, et à qui l’on doit tant, pourront survivre.

L’outil intelligence artificielle n’est pas le problème. L’absence de régulation l'est. L’impunité des grandes plateformes face à ce vol massif de propriété intellectuelle est, selon Woodkid, « le plus grand scandale de l’histoire de la création ».

Et OpenAI assume : l'IA vole, continuellement. Petit mémo du géant : « Étant donné que le droit d’auteur couvre aujourd’hui pratiquement toutes les formes d’expression humaine – y compris les articles de blog, les photographies, les messages de forum, les bouts de code de logiciel et les documents gouvernementaux — il serait impossible d’entrainer les meilleurs modèles d’IA actuels sans utiliser des documents protégés par le droit d’auteur. »

« Il n’y a pas d’IA sans des centaines d’illustrateurs, de photographes, de compositeurs volés. » — Woodkid

Très longtemps après la guerre, les accords fleurissent face au vol généralisé de contenus. Côté éditorial, le journal Le Monde a déjà signé un accord avec OpenAI (ChatGPT) qui « permettra à la société de s’appuyer sur le corpus du journal pour établir et fiabiliser les réponses de son outil ChatGPT, moyennant une source significative de revenus supplémentaires ».

Le New York Times cède à son tour, après avoir résisté des années, avec un accord historique avec Amazon, pour enrichir son assistant personnel Alexa ainsi que ses modèles d’IA générative. 

Côté musique, un an après porté plainte contre Suno & Udio - deux startups de génération de musique par IA - les géants Universal, Sony et Warner semblent faire marche arrière et en passe de tout donner à l’IA. Adieu la justice, bonjour les bénéfices : ils voudraient désormais d'un accord avec les dites startups en échange d’une rétribution financière et des parts selon Bloomberg. Visionnaires.

Les artistes n’ont pas leur mot à dire. Les petits illustrateurs, eux, devront certainement passer par la justice pour contester le « vol » — c’est pas demain la veille.

L’IA n’est pas artiste, elle est moyenne.

Créer, c’est prendre position, sentir, raconter. C’est avoir un point de vue sur le monde — pas simplement en refléter la moyenne. Finalement, l’art n’a rien de bien compliqué, et tout le monde peut en être. Tout le monde… humain. Sans singularité — point où l’intelligence artificielle dépasse l’intelligence humaine et évolue seule — l’IA en est exclue de facto.

L’IA prédit, elle calcule ce qui vient « logiquement » après. Elle produit du probable, pas du possible. Elle peut donner une image, un son, une suite de mots. Mais jamais une surprise juste. Jamais une déchirure. Créer, c’est aussi douter, redouter, rater, recommencer, et parfois c’est aussi le résultat de l'esprit critique collectif.

Il n’y a rien de tout ça dans un prompt. Sauf, peut-être, si l’auteur du prompt est artiste et créatif. Moi-même j’utilise la machine pour confronter mon propre esprit créatif. Plus précisément, j’engage un combat. Face à la page blanche, je peux lui demander de me donner l’étincelle. En réponse, j’ai un langage insignifiant, creux, vide, et des arguments de mauvaise qualité. Face à la médiocrité, mon esprit de correction s’active et les mots s’enchainent — miracle.

Pour l’instant, le public ne s’y trompe pas. Les œuvres créées entièrement par IA suscitent peu d’adhésion, souvent perçues comme froides, vides, répétitives. La viralité ne suffit pas à susciter l’attachement. Une chanson qui touche, un film qui bouleverse, une image qui marque ? Toujours rares quand elles sortent d’un prompt.

Woodkid : créer, c’est aussi orienter

Dans sa vision des choses, l'auteur-compositeur-interprète, réalisateur, musicien et graphiste français Woodkid n’exclut pas l’outil. Il l’utilise mais refuse la confusion entre générer et créer. L’image parfaite ne surgit jamais seule. Admirer un artiste, c’est admirer sa direction, son intention, son acharnement, l’énergie qu’il met dans son oeuvre, les difficultés qu’il rencontre, le temps de faire, la souffrance du processus créatif.

« À chaque fois que je vois un truc bien fait en IA, il y a un artiste derrière. Quelqu’un qui a lutté contre la machine pour lui faire dire quelque chose. »

L’artiste IA n’est pas celui qui clique d’un coup d’un seul. Mais bien celui qui tord et questionne. Et tant que ces gestes-là existent, alors il y aura de l’art. Et les humains ne cesseront jamais de questionner (surtout pas les Français).

Le sujet de l'IA intervient à 01:01:46s.

L’autre propos de Woodkid soulève le risque d’une culture désagrégée dans un futur plus ou moins lointain. Parce que l’IA est déjà capable de distraire, d’occuper, mais que se passerait-il si les géants du divertissement (Netflix & co) vous proposaient des contenus ultra-personnalisés et uniques selon vos données et votre personnalité ? Que restera-t-il du sacro-saint « goût », du partage, du commun, du débat public, de l’avancée, du choc, de l'esprit critique ?

« Ce que je redoute, c’est la disparition du commun. » — Woodkid

Il relève qu’une série hebdomadaire comme Severance crée un espace de discussion. Une sortie d’album, un rituel collectif. Idem pour les jeux vidéo ou les livres. Si chacun a son film généré, son image personnalisée, sa chanson adaptée… alors que restera-t-il à commenter ? À vivre ensemble ? La culture n’est pas un flux. C’est une conversation. Ce n’est pas l’artiste qui meurt. C’est peut-être la possibilité de faire culture ensemble.

Nuançons : le propos est dramatique. Les évolutions de la culture Internet nous montrent que les humains privilégient l’authenticité. Hors, l’ultra-personnalisation des contenus, c’est la fin des concerts, la fin des clubs de lecture, la fin du système médiatique, la fin du réel. C’est aussi et surtout la fin de l’opinion. Soyons rassurés : même dans 1000 ans, il y aura toujours quelqu’un pour parler pour ne rien dire et ajouter son grain de sel — c’est vital et inhérent à notre espèce, aussi sage soit-on.

Miyazaki : l'IA est hors-sujet

« C’est une insulte à la vie elle-même. »

Hayao Miyazaki n’analyse pas l’IA comme un outil de plus. Il n'entre pas non plus dans le débat des avancées techniques. Il présente sa vision : celle où la création ne peut pas être dissociée du corps, de la lenteur et de la fragilité du geste. L'âme de l'artiste.

Il évoque un ami handicapé, pour qui taper dans une main demande un effort immense. Ce simple mouvement devient, dans ce contexte, un acte de présence au monde. Alors face à une IA générant des créatures sans but, il ne parle pas de progrès mais bien de dégoût.

« Quiconque a créé cela n’a pas la moindre idée de ce qu’est la souffrance. » — Hayao Miyazaki

Pour Miyazaki, créer n’est pas simuler. C’est habiter un monde. C’est respirer dans un espace, prendre le temps d’un trait. Un film d’animation est ingrat, lent, mais toujours incarné.
Il ne rejette pas l'IA en elle-même mais un monde sans main, ni doute, ni tremblement. Il condamne le fantasme d’une création propre, lisse, immédiate. Un monde de production sans vécu, sans vitalité.

Dans cette perspective, l’intelligence artificielle n’est pas seulement inoffensive — elle est fondamentalement hors-sujet.

Le refus du vide

Malgré leurs différences, les deux artistes refusent le vide. Un art sans désir, sans identité, sans corps, sans trouble, sans ambition ni progrès, n’en est pas un. Que la machine puisse accompagner un geste, en faciliter un autre, se débarrasser des tâches difficiles, pourquoi pas. Mais sans geste, la machine n’est rien, et l'art n'existe pas.

Woodkid et Miyazaki ne sont pas fondamentalement opposés. Ce sont deux visions de la création. Créer accompagné par la technologie, ou sans. Composer à quatre mains avec la machine, ou préférer la vitalité du geste. Woodkid adopte la technologie, Miyazaki s’en méfie. Ces visions ont chacune leur exigence, leur éthique, leur vérité. Ce n’est pas l’outil qui fait œuvre, c’est la conscience que l’on y met.

« La réalité est qu’aujourd’hui je vois 99,99% des contenus faits en AI que je trouve nuls à chier. » — Woodkid

Il y a des milliards manières uniques de s’exprimer, de dessiner, autant que d’humains. On peut demander à un prompt d’imiter le style de Miyazaki ou même le style littéraire d’une Amélie Nothomb. Mais comment créer quelque chose d’unique, qui n’existe pas encore, si on n’est pas soi-même artiste ? N'est-il pas douteux d’imiter le style de quelqu’un qu’on ne connait pas ou qui n’existe pas, et qui n’a jamais alimenté la machine qu’est l’IA ? Alors, que reste-t-il sauf un remix, infini, attendu, « nul à chier » ?

Un nouvel écosystème s’esquisse. Certains artistes assument l’outil, le domestiquent. D’autres s’en éloignent. Et dans un futur proche, le label AI-free pourrait bien devenir un signe de rareté et de qualité. James Cameron l’a affirmé : le prochain Avatar sera sans IA. Comme on lit organic/bio sur un yaourt, on lira created without AI sur une pochette d’album. Une nouvelle grammaire de la confiance.

Créer n’a jamais été aussi facile. Ni aussi vital.

À force d'entendre mes congénères parler de la disparition des artistes et autres métiers, je profite de l'écriture de cet article pour forger mon opinion sur le sujet et tenter de la prospective. Deux artistes, plutôt opposés sur le sujet, l'un nuancé, l'autre complètement dramatique, ont inspiré mon propos. Ces deux visions, ce sont celles de Woodkid lors de sa — très riche — intervention dans l'émission Processus du média Konbini, et le point de vue de Hayao Miyazaki.

L’art survivra. Mais l’histoire rendra justice aux artistes.

L’IA n’est pas — du tout — une menace pour l’art. Pour l'instant. En revanche, elle l'est pour la sécurité financière de ceux qui le rendent possible. La question n’est pas de savoir si l’art disparaîtra. Il ne disparaîtra pas. Puisqu'il est intrinsèquement humain. La question est plutôt de savoir si les artistes indépendants qui ont nourri la bête sans consentement, et à qui l’on doit tant, pourront survivre.

L’outil intelligence artificielle n’est pas le problème. L’absence de régulation l'est. L’impunité des grandes plateformes face à ce vol massif de propriété intellectuelle est, selon Woodkid, « le plus grand scandale de l’histoire de la création ».

Et OpenAI assume : l'IA vole, continuellement. Petit mémo du géant : « Étant donné que le droit d’auteur couvre aujourd’hui pratiquement toutes les formes d’expression humaine – y compris les articles de blog, les photographies, les messages de forum, les bouts de code de logiciel et les documents gouvernementaux — il serait impossible d’entrainer les meilleurs modèles d’IA actuels sans utiliser des documents protégés par le droit d’auteur. »

« Il n’y a pas d’IA sans des centaines d’illustrateurs, de photographes, de compositeurs volés. » — Woodkid

Très longtemps après la guerre, les accords fleurissent face au vol généralisé de contenus. Côté éditorial, le journal Le Monde a déjà signé un accord avec OpenAI (ChatGPT) qui « permettra à la société de s’appuyer sur le corpus du journal pour établir et fiabiliser les réponses de son outil ChatGPT, moyennant une source significative de revenus supplémentaires ».

Le New York Times cède à son tour, après avoir résisté des années, avec un accord historique avec Amazon, pour enrichir son assistant personnel Alexa ainsi que ses modèles d’IA générative. 

Côté musique, un an après porté plainte contre Suno & Udio - deux startups de génération de musique par IA - les géants Universal, Sony et Warner semblent faire marche arrière et en passe de tout donner à l’IA. Adieu la justice, bonjour les bénéfices : ils voudraient désormais d'un accord avec les dites startups en échange d’une rétribution financière et des parts selon Bloomberg. Visionnaires.

Les artistes n’ont pas leur mot à dire. Les petits illustrateurs, eux, devront certainement passer par la justice pour contester le « vol » — c’est pas demain la veille.

L’IA n’est pas artiste, elle est moyenne.

Créer, c’est prendre position, sentir, raconter. C’est avoir un point de vue sur le monde — pas simplement en refléter la moyenne. Finalement, l’art n’a rien de bien compliqué, et tout le monde peut en être. Tout le monde… humain. Sans singularité — point où l’intelligence artificielle dépasse l’intelligence humaine et évolue seule — l’IA en est exclue de facto.

L’IA prédit, elle calcule ce qui vient « logiquement » après. Elle produit du probable, pas du possible. Elle peut donner une image, un son, une suite de mots. Mais jamais une surprise juste. Jamais une déchirure. Créer, c’est aussi douter, redouter, rater, recommencer, et parfois c’est aussi le résultat de l'esprit critique collectif.

Il n’y a rien de tout ça dans un prompt. Sauf, peut-être, si l’auteur du prompt est artiste et créatif. Moi-même j’utilise la machine pour confronter mon propre esprit créatif. Plus précisément, j’engage un combat. Face à la page blanche, je peux lui demander de me donner l’étincelle. En réponse, j’ai un langage insignifiant, creux, vide, et des arguments de mauvaise qualité. Face à la médiocrité, mon esprit de correction s’active et les mots s’enchainent — miracle.

Pour l’instant, le public ne s’y trompe pas. Les œuvres créées entièrement par IA suscitent peu d’adhésion, souvent perçues comme froides, vides, répétitives. La viralité ne suffit pas à susciter l’attachement. Une chanson qui touche, un film qui bouleverse, une image qui marque ? Toujours rares quand elles sortent d’un prompt.

Woodkid : créer, c’est aussi orienter

Dans sa vision des choses, l'auteur-compositeur-interprète, réalisateur, musicien et graphiste français Woodkid n’exclut pas l’outil. Il l’utilise mais refuse la confusion entre générer et créer. L’image parfaite ne surgit jamais seule. Admirer un artiste, c’est admirer sa direction, son intention, son acharnement, l’énergie qu’il met dans son oeuvre, les difficultés qu’il rencontre, le temps de faire, la souffrance du processus créatif.

« À chaque fois que je vois un truc bien fait en IA, il y a un artiste derrière. Quelqu’un qui a lutté contre la machine pour lui faire dire quelque chose. »

L’artiste IA n’est pas celui qui clique d’un coup d’un seul. Mais bien celui qui tord et questionne. Et tant que ces gestes-là existent, alors il y aura de l’art. Et les humains ne cesseront jamais de questionner (surtout pas les Français).

Le sujet de l'IA intervient à 01:01:46s.

L’autre propos de Woodkid soulève le risque d’une culture désagrégée dans un futur plus ou moins lointain. Parce que l’IA est déjà capable de distraire, d’occuper, mais que se passerait-il si les géants du divertissement (Netflix & co) vous proposaient des contenus ultra-personnalisés et uniques selon vos données et votre personnalité ? Que restera-t-il du sacro-saint « goût », du partage, du commun, du débat public, de l’avancée, du choc, de l'esprit critique ?

« Ce que je redoute, c’est la disparition du commun. » — Woodkid

Il relève qu’une série hebdomadaire comme Severance crée un espace de discussion. Une sortie d’album, un rituel collectif. Idem pour les jeux vidéo ou les livres. Si chacun a son film généré, son image personnalisée, sa chanson adaptée… alors que restera-t-il à commenter ? À vivre ensemble ? La culture n’est pas un flux. C’est une conversation. Ce n’est pas l’artiste qui meurt. C’est peut-être la possibilité de faire culture ensemble.

Nuançons : le propos est dramatique. Les évolutions de la culture Internet nous montrent que les humains privilégient l’authenticité. Hors, l’ultra-personnalisation des contenus, c’est la fin des concerts, la fin des clubs de lecture, la fin du système médiatique, la fin du réel. C’est aussi et surtout la fin de l’opinion. Soyons rassurés : même dans 1000 ans, il y aura toujours quelqu’un pour parler pour ne rien dire et ajouter son grain de sel — c’est vital et inhérent à notre espèce, aussi sage soit-on.

Miyazaki : l'IA est hors-sujet

« C’est une insulte à la vie elle-même. »

Hayao Miyazaki n’analyse pas l’IA comme un outil de plus. Il n'entre pas non plus dans le débat des avancées techniques. Il présente sa vision : celle où la création ne peut pas être dissociée du corps, de la lenteur et de la fragilité du geste. L'âme de l'artiste.

Il évoque un ami handicapé, pour qui taper dans une main demande un effort immense. Ce simple mouvement devient, dans ce contexte, un acte de présence au monde. Alors face à une IA générant des créatures sans but, il ne parle pas de progrès mais bien de dégoût.

« Quiconque a créé cela n’a pas la moindre idée de ce qu’est la souffrance. » — Hayao Miyazaki

Pour Miyazaki, créer n’est pas simuler. C’est habiter un monde. C’est respirer dans un espace, prendre le temps d’un trait. Un film d’animation est ingrat, lent, mais toujours incarné.
Il ne rejette pas l'IA en elle-même mais un monde sans main, ni doute, ni tremblement. Il condamne le fantasme d’une création propre, lisse, immédiate. Un monde de production sans vécu, sans vitalité.

Dans cette perspective, l’intelligence artificielle n’est pas seulement inoffensive — elle est fondamentalement hors-sujet.

Le refus du vide

Malgré leurs différences, les deux artistes refusent le vide. Un art sans désir, sans identité, sans corps, sans trouble, sans ambition ni progrès, n’en est pas un. Que la machine puisse accompagner un geste, en faciliter un autre, se débarrasser des tâches difficiles, pourquoi pas. Mais sans geste, la machine n’est rien, et l'art n'existe pas.

Woodkid et Miyazaki ne sont pas fondamentalement opposés. Ce sont deux visions de la création. Créer accompagné par la technologie, ou sans. Composer à quatre mains avec la machine, ou préférer la vitalité du geste. Woodkid adopte la technologie, Miyazaki s’en méfie. Ces visions ont chacune leur exigence, leur éthique, leur vérité. Ce n’est pas l’outil qui fait œuvre, c’est la conscience que l’on y met.

« La réalité est qu’aujourd’hui je vois 99,99% des contenus faits en AI que je trouve nuls à chier. » — Woodkid

Il y a des milliards manières uniques de s’exprimer, de dessiner, autant que d’humains. On peut demander à un prompt d’imiter le style de Miyazaki ou même le style littéraire d’une Amélie Nothomb. Mais comment créer quelque chose d’unique, qui n’existe pas encore, si on n’est pas soi-même artiste ? N'est-il pas douteux d’imiter le style de quelqu’un qu’on ne connait pas ou qui n’existe pas, et qui n’a jamais alimenté la machine qu’est l’IA ? Alors, que reste-t-il sauf un remix, infini, attendu, « nul à chier » ?

Un nouvel écosystème s’esquisse. Certains artistes assument l’outil, le domestiquent. D’autres s’en éloignent. Et dans un futur proche, le label AI-free pourrait bien devenir un signe de rareté et de qualité. James Cameron l’a affirmé : le prochain Avatar sera sans IA. Comme on lit organic/bio sur un yaourt, on lira created without AI sur une pochette d’album. Une nouvelle grammaire de la confiance.

Créer n’a jamais été aussi facile. Ni aussi vital.

À force d'entendre mes congénères parler de la disparition des artistes et autres métiers, je profite de l'écriture de cet article pour forger mon opinion sur le sujet et tenter de la prospective. Deux artistes, plutôt opposés sur le sujet, l'un nuancé, l'autre complètement dramatique, ont inspiré mon propos. Ces deux visions, ce sont celles de Woodkid lors de sa — très riche — intervention dans l'émission Processus du média Konbini, et le point de vue de Hayao Miyazaki.

L’art survivra. Mais l’histoire rendra justice aux artistes.

L’IA n’est pas — du tout — une menace pour l’art. Pour l'instant. En revanche, elle l'est pour la sécurité financière de ceux qui le rendent possible. La question n’est pas de savoir si l’art disparaîtra. Il ne disparaîtra pas. Puisqu'il est intrinsèquement humain. La question est plutôt de savoir si les artistes indépendants qui ont nourri la bête sans consentement, et à qui l’on doit tant, pourront survivre.

L’outil intelligence artificielle n’est pas le problème. L’absence de régulation l'est. L’impunité des grandes plateformes face à ce vol massif de propriété intellectuelle est, selon Woodkid, « le plus grand scandale de l’histoire de la création ».

Et OpenAI assume : l'IA vole, continuellement. Petit mémo du géant : « Étant donné que le droit d’auteur couvre aujourd’hui pratiquement toutes les formes d’expression humaine – y compris les articles de blog, les photographies, les messages de forum, les bouts de code de logiciel et les documents gouvernementaux — il serait impossible d’entrainer les meilleurs modèles d’IA actuels sans utiliser des documents protégés par le droit d’auteur. »

« Il n’y a pas d’IA sans des centaines d’illustrateurs, de photographes, de compositeurs volés. » — Woodkid

Très longtemps après la guerre, les accords fleurissent face au vol généralisé de contenus. Côté éditorial, le journal Le Monde a déjà signé un accord avec OpenAI (ChatGPT) qui « permettra à la société de s’appuyer sur le corpus du journal pour établir et fiabiliser les réponses de son outil ChatGPT, moyennant une source significative de revenus supplémentaires ».

Le New York Times cède à son tour, après avoir résisté des années, avec un accord historique avec Amazon, pour enrichir son assistant personnel Alexa ainsi que ses modèles d’IA générative. 

Côté musique, un an après porté plainte contre Suno & Udio - deux startups de génération de musique par IA - les géants Universal, Sony et Warner semblent faire marche arrière et en passe de tout donner à l’IA. Adieu la justice, bonjour les bénéfices : ils voudraient désormais d'un accord avec les dites startups en échange d’une rétribution financière et des parts selon Bloomberg. Visionnaires.

Les artistes n’ont pas leur mot à dire. Les petits illustrateurs, eux, devront certainement passer par la justice pour contester le « vol » — c’est pas demain la veille.

L’IA n’est pas artiste, elle est moyenne.

Créer, c’est prendre position, sentir, raconter. C’est avoir un point de vue sur le monde — pas simplement en refléter la moyenne. Finalement, l’art n’a rien de bien compliqué, et tout le monde peut en être. Tout le monde… humain. Sans singularité — point où l’intelligence artificielle dépasse l’intelligence humaine et évolue seule — l’IA en est exclue de facto.

L’IA prédit, elle calcule ce qui vient « logiquement » après. Elle produit du probable, pas du possible. Elle peut donner une image, un son, une suite de mots. Mais jamais une surprise juste. Jamais une déchirure. Créer, c’est aussi douter, redouter, rater, recommencer, et parfois c’est aussi le résultat de l'esprit critique collectif.

Il n’y a rien de tout ça dans un prompt. Sauf, peut-être, si l’auteur du prompt est artiste et créatif. Moi-même j’utilise la machine pour confronter mon propre esprit créatif. Plus précisément, j’engage un combat. Face à la page blanche, je peux lui demander de me donner l’étincelle. En réponse, j’ai un langage insignifiant, creux, vide, et des arguments de mauvaise qualité. Face à la médiocrité, mon esprit de correction s’active et les mots s’enchainent — miracle.

Pour l’instant, le public ne s’y trompe pas. Les œuvres créées entièrement par IA suscitent peu d’adhésion, souvent perçues comme froides, vides, répétitives. La viralité ne suffit pas à susciter l’attachement. Une chanson qui touche, un film qui bouleverse, une image qui marque ? Toujours rares quand elles sortent d’un prompt.

Woodkid : créer, c’est aussi orienter

Dans sa vision des choses, l'auteur-compositeur-interprète, réalisateur, musicien et graphiste français Woodkid n’exclut pas l’outil. Il l’utilise mais refuse la confusion entre générer et créer. L’image parfaite ne surgit jamais seule. Admirer un artiste, c’est admirer sa direction, son intention, son acharnement, l’énergie qu’il met dans son oeuvre, les difficultés qu’il rencontre, le temps de faire, la souffrance du processus créatif.

« À chaque fois que je vois un truc bien fait en IA, il y a un artiste derrière. Quelqu’un qui a lutté contre la machine pour lui faire dire quelque chose. »

L’artiste IA n’est pas celui qui clique d’un coup d’un seul. Mais bien celui qui tord et questionne. Et tant que ces gestes-là existent, alors il y aura de l’art. Et les humains ne cesseront jamais de questionner (surtout pas les Français).

Le sujet de l'IA intervient à 01:01:46s.

L’autre propos de Woodkid soulève le risque d’une culture désagrégée dans un futur plus ou moins lointain. Parce que l’IA est déjà capable de distraire, d’occuper, mais que se passerait-il si les géants du divertissement (Netflix & co) vous proposaient des contenus ultra-personnalisés et uniques selon vos données et votre personnalité ? Que restera-t-il du sacro-saint « goût », du partage, du commun, du débat public, de l’avancée, du choc, de l'esprit critique ?

« Ce que je redoute, c’est la disparition du commun. » — Woodkid

Il relève qu’une série hebdomadaire comme Severance crée un espace de discussion. Une sortie d’album, un rituel collectif. Idem pour les jeux vidéo ou les livres. Si chacun a son film généré, son image personnalisée, sa chanson adaptée… alors que restera-t-il à commenter ? À vivre ensemble ? La culture n’est pas un flux. C’est une conversation. Ce n’est pas l’artiste qui meurt. C’est peut-être la possibilité de faire culture ensemble.

Nuançons : le propos est dramatique. Les évolutions de la culture Internet nous montrent que les humains privilégient l’authenticité. Hors, l’ultra-personnalisation des contenus, c’est la fin des concerts, la fin des clubs de lecture, la fin du système médiatique, la fin du réel. C’est aussi et surtout la fin de l’opinion. Soyons rassurés : même dans 1000 ans, il y aura toujours quelqu’un pour parler pour ne rien dire et ajouter son grain de sel — c’est vital et inhérent à notre espèce, aussi sage soit-on.

Miyazaki : l'IA est hors-sujet

« C’est une insulte à la vie elle-même. »

Hayao Miyazaki n’analyse pas l’IA comme un outil de plus. Il n'entre pas non plus dans le débat des avancées techniques. Il présente sa vision : celle où la création ne peut pas être dissociée du corps, de la lenteur et de la fragilité du geste. L'âme de l'artiste.

Il évoque un ami handicapé, pour qui taper dans une main demande un effort immense. Ce simple mouvement devient, dans ce contexte, un acte de présence au monde. Alors face à une IA générant des créatures sans but, il ne parle pas de progrès mais bien de dégoût.

« Quiconque a créé cela n’a pas la moindre idée de ce qu’est la souffrance. » — Hayao Miyazaki

Pour Miyazaki, créer n’est pas simuler. C’est habiter un monde. C’est respirer dans un espace, prendre le temps d’un trait. Un film d’animation est ingrat, lent, mais toujours incarné.
Il ne rejette pas l'IA en elle-même mais un monde sans main, ni doute, ni tremblement. Il condamne le fantasme d’une création propre, lisse, immédiate. Un monde de production sans vécu, sans vitalité.

Dans cette perspective, l’intelligence artificielle n’est pas seulement inoffensive — elle est fondamentalement hors-sujet.

Le refus du vide

Malgré leurs différences, les deux artistes refusent le vide. Un art sans désir, sans identité, sans corps, sans trouble, sans ambition ni progrès, n’en est pas un. Que la machine puisse accompagner un geste, en faciliter un autre, se débarrasser des tâches difficiles, pourquoi pas. Mais sans geste, la machine n’est rien, et l'art n'existe pas.

Woodkid et Miyazaki ne sont pas fondamentalement opposés. Ce sont deux visions de la création. Créer accompagné par la technologie, ou sans. Composer à quatre mains avec la machine, ou préférer la vitalité du geste. Woodkid adopte la technologie, Miyazaki s’en méfie. Ces visions ont chacune leur exigence, leur éthique, leur vérité. Ce n’est pas l’outil qui fait œuvre, c’est la conscience que l’on y met.

« La réalité est qu’aujourd’hui je vois 99,99% des contenus faits en AI que je trouve nuls à chier. » — Woodkid

Il y a des milliards manières uniques de s’exprimer, de dessiner, autant que d’humains. On peut demander à un prompt d’imiter le style de Miyazaki ou même le style littéraire d’une Amélie Nothomb. Mais comment créer quelque chose d’unique, qui n’existe pas encore, si on n’est pas soi-même artiste ? N'est-il pas douteux d’imiter le style de quelqu’un qu’on ne connait pas ou qui n’existe pas, et qui n’a jamais alimenté la machine qu’est l’IA ? Alors, que reste-t-il sauf un remix, infini, attendu, « nul à chier » ?

Un nouvel écosystème s’esquisse. Certains artistes assument l’outil, le domestiquent. D’autres s’en éloignent. Et dans un futur proche, le label AI-free pourrait bien devenir un signe de rareté et de qualité. James Cameron l’a affirmé : le prochain Avatar sera sans IA. Comme on lit organic/bio sur un yaourt, on lira created without AI sur une pochette d’album. Une nouvelle grammaire de la confiance.

Créer n’a jamais été aussi facile. Ni aussi vital.

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