Devenu musclé, seul le regard des autres a changé

Conscient

23 juin 2025

Patrocle – Jacques-Louis David (1780)
Patrocle – Jacques-Louis David (1780)
Patrocle – Jacques-Louis David (1780)

Les regards ont changé, dans la rue, au travail, en sortie, à la salle de sport, en famille, entre amis. Je suis devenu cet homme fort malgré moi, devenu l’objet de tous les fantasmes. Sexualisé, redouté, moqué, interrogé, admiré, chacun y va de son petit commentaire. Autant de projections qui s’appliquent sur un corps qui, devenu solide et imposant, m’échappe.

Œuvre : Patrocle – Jacques-Louis David (1780)

Né hors-jeu

À l’origine, le sport n’a rien d’automatique. Enfance et adolescence en surpoids, les moqueries ont fusé, dont le surnom « Gros Pierre ». Si ni le football ni le cyclisme ni la natation ne me plaisaient, alors le sport n’était évidemment pas fait pour moi, point barre. 

À moins que. Une vingtaine d’années plus tard, j’ai découvert la musculation, le volley-ball, le beach-volley, l’escalade, le yoga, la marche, la course à pieds… Et le football — sport qui m’a rejeté dès tout petit — me fait même de l’oeil, comble de l’ironie. Première leçon de cet article : ne lâchez pas vos enfants si vite. 

« Plus tard, je serai puissant, mince et musclé ».

Ce rapport difficile au sport et au corps a toujours alimenté une volonté de transformation physique, nourrie par les normes de beauté dominantes, en particulier dans le milieu — très — stéroïdé que s’appelerio l’homosexualité (son exposition prématurée à la pornographie, le culte du corps parfait, la course à la virilité). 

Ce n’est qu’à 26 ans que je trouve l’énergie d’engager la transition en me forçant à apprécier la musculation et l’horreur infâme que sont les burpees. Aujourd’hui, le sport fait partie intégrante de ma vie quotidienne. Nuance faite, je déteste toujours autant les burpees et le rapport à mon corps n’a absolument pas changé. Accueillez chaleureusement la dysmorphie, cette perception altérée du corps, souvent marquée par l’impression d’être « trop maigre », « trop gros », « pas assez musclé » malgré un physique objectivement ok.

Avec un corps athlétique, j’entame en 2024 un programme intense de musculation et j’intègre des sports collectifs (cardio) dans ma routine. Nous voilà en 2025 : 15kg de muscle et une taille de vêtement en plus. Et seul le regard des autres a changé. Je ne suis pas « sec » comme le dit le milieu des gymbros, c’est à dire parfaitement dessiné. Mais je projette une image de force, de solidité, qui imprime les esprits, du haut d’épaules larges et de mon mètre quatre-vingt douze. 

Ce que mon corps dit malgré moi

Je n’ai jamais choisi l’image que les gens projettent sur moi. D’ailleurs, personne ne la contrôle vraiment, malgré une envie incontrôlable. Ce que je sais, c’est que mon physique ne laisse jamais indifférent. Qu’il s’agisse d’un sourire, d’une taille ou d’une carrure. Comme dit précédemment, on projetait sur moi plus jeune l’image d’un enfant faible, perdu, gros, dans la lune, qui aime les jeux vidéo et n’aime pas vraiment se dépenser. Ensuite vint la croissance et son lot de « ohlala mais que tu es grand ! ». Aujourd’hui, plus aucune rencontre ne se fait sans un commentaire sur mon corps. : « Tu fais beaucoup de sport non ? », « Tu fais quelle taille ? », « Tu dois enchaîner les conquêtes ! », « Tu as blanchi tes dents ? », « Tu prends de la protéine pour le sport? », « C’est quoi ton programme ? »… Il y en a des centaines, y compris de proches qui ne m’ont pas vu depuis un petit moment.

Jeune homme nu assis au bord de la mer – Hippolyte Flandrin (1836)

Œuvre : Jeune homme nu assis au bord de la mer Hippolyte Flandrin (1836)

Ce qui ressort aujourd’hui, c’est une apparence d’homme fort, discipliné, parfois menaçant (rarement, le sourire équilibre). Dans les quartiers les plus « dangereux » (j’insiste sur les guillemets), on m’interpelle violemment m’imaginant flic, puis on me parle comme si j’étais rigide ou strict. Les hommes et femmes de mon âge fantasment sur mon « body count » et avec ô combien de personnes j’aurais pu avoir de rapports sexuels. Au volley-ball, mes adversaires sont vocaux sur le fait d'être effrayés par mes smashs alors que je ne sais pas smasher… La liste est longue.

En réalité, ce que j’ai d’introverti, de doux et de curieux est effacé par ce que je dégage. La dysmorphie est alors inversée, les autres voient un corps que je n’habite pas totalement. Et puis le muscle devient un miroir, les gens s’y comparent, s’y jugent, s’en défendent, se justifient : « Ah moi le sport j’en fais pas », « J’aimerais en faire mais j’ai pas le temps », « Il faut compter toutes ses calories, j’ai pas l’énergie », « Chapeau ta discipline », « Je ne pourrais jamais développer de muscle mon corps élimine trop vite. ». Autrui projette ses propres insécurités. Exactement ce que dégagent aussi le véganisme ou la sobriété. En fin de compte, j’ai vraiment rien demandé. Mais si je peux servir de poubelle émotionnelle, ainsi soit-il. Les problèmes commencent avec les plus agressifs, ma posture et ma discipline deviennent des insultes à un lifestyle. Alors devenu partie d’une prétendue élite jugeante, me voilà perçu comme arrogant donc rejeté.

Avec les hommes hétéros : un nouveau duel latent

S’il y a bien une nouveauté à laquelle je ne m’attendais pas, c’est bien mon rapport aux hommes hétérosexuels. La carrure et la prise de muscle tendent à faire apparaître un jeu de pouvoir souvent silencieux. Dans les groupes ou au sport, une certaine tension inexplicable est née, une sorte de rivalité impalpable. Si un autre homme était jusqu’à présent perçu comme bon, impressionnant ou « dominant », je me vois entrer en compétition malgré moi. Les regards sont désagréables, je suis tout sauf le bienvenu, et l’autre s’évertue à montrer sa supériorité physique, athlétique ou technique… Pourquoi pas. Cet état de fait peut aussi passer par la flatterie ou l’ignorance, mais toujours avec une forme de tension dans l’air. 

The Wrestlers – Thomas Eakins (1899)

Œuvre : The Wrestlers – Thomas Eakins (1899)

« Heureusement que tu étais là, on a pu s’amuser grâce à toi. »

Mais plus surprenant encore : me voilà mâle dominant. Dans un milieu festif, les autres hommes m’approchent pour obtenir mon consentement avant d’approcher mes amies. Je m’explique : ils sont clairement là pour tenter de rentrer avec l’une d’entre elles. Leur méthodologie est toujours la même : « Ouah t’es vraiment le plus beau mec de la soirée, dinguerie ». S’ensuit un small talk insipide où ils tentent de jauger si je suis avec l’une d’entre elles ou non, et à quel point je suis « possessif ». L’enfer sur terre. Et à chaque fois je tombe dans le panneau. Je pense que ces hommes sont gays, intéressés. Et bien non. Ils sont peut-être fascinés, troublés, impressionnés, mais plus précisément ils interrogent le danger. Le corps devient alors presque une menace dans un système de domination masculine : je prends de la place, je dérange l’équilibre implicite. Les femmes sont réduites à des objets mouvants, contrôlées par le dominant. Et pire que tout, mon entourage féminin a tendance à remercier le ciel : « Heureusement que tu étais là, on a pu s’amuser grâce à toi qui repoussait les mecs ». 

Je ne faisais rien. J’étais juste là. 

Avec les hommes gays : un désir brut et fantasmé

Le fantasme du mec musclé, viril, rugbyman, rien de nouveau dans les imaginaires gays. C’est omniprésent. L’apparence musclée attire immédiatement l’attention. Les hommes musclés sont sujets à tous les fantasmes. Ultra sexualisés, ils deviennent davantage une conquête, un trophée, qu’une personne avec qui créer du lien. L’homme musclé est donc par définition celui qui intéresse la majorité, qui a l’embarras du choix et donc « baise » tous les jours via Grindr (application de rencontre gay très, très trash). Ma carrure est ainsi trop souvent réduite à un archétype, à une envie du moment. J’ai même eu le droit à : « T’es un original toi, ton physique n’a rien à voir avec qui tu es vraiment, ton paradoxe est trop mignon ».

Œuvre : L’Ange déchu - Alexandre Cabanel (1847)

Oui, il y a des sacrés morceaux. Trop nombreux aussi sont ceux qui vont vouloir tâter, toucher, vite, trop vite, dès la première rencontre et sans consentement, pour s’assurer que ce qu’ils voient est bien aussi robuste qu’ils ne le pensent : « Mon dieu mais même avec mes deux mains jointes je ne fais pas le tour de ton biceps », « Si je te fais un câlin, je ne peux pas toucher mon autre main », « J’aime trop tes mollets », « Ton corps est super équilibré »… Désespérant. Ce qui peut paraître comme un simple compliment arrive bien trop souvent, et finit toujours mal. Tout est disséqué, chaque partie du corps est estimée. Suffisant pour alimenter une pression intime de vouloir plaire, le sentiment de voir être toujours plus dessiné et musclé.

« Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, et de combien de mecs voudraient être à ta place sollicités. »

Le fantasme du grand mec viril et baraqué, c’est dans les soirées gays que je l’ai le plus subi. Des fesses palpées et des fessées, des baisers volées, des mains tirées, des cheveux touchés, des attouchements sur mon appareil génital, des commentaires lourds… Fatigué de devoir broyer des mains baladeuses et faire le tri entre l’admiration et la prédation, j’ai tout simplement arrêté de me présenter à ces soirées. Chose fascinante, lorsque je raconte le tout à d’autres hommes gays, on me dit ingrat. Ou alors on ne me croit pas. Oui oui, ingrat, parce que « tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, et de combien de mecs voudraient être à ta place sollicités. ». Podium. 

Plus récemment encore, un homme issu d’une application de rencontre il y a des années de ça et que je n’ai jamais rencontré dans la vraie vie m’a interpellé sur Instagram après m’avoir vu à la salle de sport : « Belle bête, sacrément grand baraqué et musclé ». D’accord. J’en fais quoi ? Qu’est-ce qui a suivi ? Une proposition sexuelle directe, évidemment refusée dans la foulée. L’anecdote parfaite pour illustrer mon propos, et qui a grandement participé au désir d’écrire ces lignes.

Ce physique handicape l’établissement de relations qui dépassent la surface, car il rejette de fait ceux qui pourraient faire l’affaire, qui eux me croient « fuckboy ». Et attire ceux qui souhaitent que je le sois. Impeccable.

Mon corps n’impose plus seulement une présence, mais aussi sa série de malentendus

Mon corps a gagné en muscle. J’ai perdu en neutralité. Et parfois, c’est lourd à porter. Un corps peut être fort sans non plus être un message. 

Le regard social crée une prison d’image, même quand on croit se libérer par la transformation. Mon corps m’a rendu plus visible, audible, m’a même ouvert de nouvelles opportunités professionnelles. Mais je n’ai que rarement été compris. 

Ce que j’ai appris, c’est que lorsque les autres parlent de mon corps, ils parlent de quelque chose en eux. 

Être vu comme fort, c’est souvent être réduit à ce qu’on incarne, pas à ce qu’on est. On peut se construire un corps. Mais on ne choisit pas les projections qu’il déclenche.

Et ce corps a bien changé, puisque je le chéris. Mais a-t-il finalement changé ou amélioré la vision que j’en ai ? Non. M’a-t-il permis plus de conquêtes ? Non plus. Bien au contraire. 

Œuvre : Patrocle – Jacques-Louis David (1780)

Né hors-jeu

À l’origine, le sport n’a rien d’automatique. Enfance et adolescence en surpoids, les moqueries ont fusé, dont le surnom « Gros Pierre ». Si ni le football ni le cyclisme ni la natation ne me plaisaient, alors le sport n’était évidemment pas fait pour moi, point barre. 

À moins que. Une vingtaine d’années plus tard, j’ai découvert la musculation, le volley-ball, le beach-volley, l’escalade, le yoga, la marche, la course à pieds… Et le football — sport qui m’a rejeté dès tout petit — me fait même de l’oeil, comble de l’ironie. Première leçon de cet article : ne lâchez pas vos enfants si vite. 

« Plus tard, je serai puissant, mince et musclé ».

Ce rapport difficile au sport et au corps a toujours alimenté une volonté de transformation physique, nourrie par les normes de beauté dominantes, en particulier dans le milieu — très — stéroïdé que s’appelerio l’homosexualité (son exposition prématurée à la pornographie, le culte du corps parfait, la course à la virilité). 

Ce n’est qu’à 26 ans que je trouve l’énergie d’engager la transition en me forçant à apprécier la musculation et l’horreur infâme que sont les burpees. Aujourd’hui, le sport fait partie intégrante de ma vie quotidienne. Nuance faite, je déteste toujours autant les burpees et le rapport à mon corps n’a absolument pas changé. Accueillez chaleureusement la dysmorphie, cette perception altérée du corps, souvent marquée par l’impression d’être « trop maigre », « trop gros », « pas assez musclé » malgré un physique objectivement ok.

Avec un corps athlétique, j’entame en 2024 un programme intense de musculation et j’intègre des sports collectifs (cardio) dans ma routine. Nous voilà en 2025 : 15kg de muscle et une taille de vêtement en plus. Et seul le regard des autres a changé. Je ne suis pas « sec » comme le dit le milieu des gymbros, c’est à dire parfaitement dessiné. Mais je projette une image de force, de solidité, qui imprime les esprits, du haut d’épaules larges et de mon mètre quatre-vingt douze. 

Ce que mon corps dit malgré moi

Je n’ai jamais choisi l’image que les gens projettent sur moi. D’ailleurs, personne ne la contrôle vraiment, malgré une envie incontrôlable. Ce que je sais, c’est que mon physique ne laisse jamais indifférent. Qu’il s’agisse d’un sourire, d’une taille ou d’une carrure. Comme dit précédemment, on projetait sur moi plus jeune l’image d’un enfant faible, perdu, gros, dans la lune, qui aime les jeux vidéo et n’aime pas vraiment se dépenser. Ensuite vint la croissance et son lot de « ohlala mais que tu es grand ! ». Aujourd’hui, plus aucune rencontre ne se fait sans un commentaire sur mon corps. : « Tu fais beaucoup de sport non ? », « Tu fais quelle taille ? », « Tu dois enchaîner les conquêtes ! », « Tu as blanchi tes dents ? », « Tu prends de la protéine pour le sport? », « C’est quoi ton programme ? »… Il y en a des centaines, y compris de proches qui ne m’ont pas vu depuis un petit moment.

Jeune homme nu assis au bord de la mer – Hippolyte Flandrin (1836)

Œuvre : Jeune homme nu assis au bord de la mer Hippolyte Flandrin (1836)

Ce qui ressort aujourd’hui, c’est une apparence d’homme fort, discipliné, parfois menaçant (rarement, le sourire équilibre). Dans les quartiers les plus « dangereux » (j’insiste sur les guillemets), on m’interpelle violemment m’imaginant flic, puis on me parle comme si j’étais rigide ou strict. Les hommes et femmes de mon âge fantasment sur mon « body count » et avec ô combien de personnes j’aurais pu avoir de rapports sexuels. Au volley-ball, mes adversaires sont vocaux sur le fait d'être effrayés par mes smashs alors que je ne sais pas smasher… La liste est longue.

En réalité, ce que j’ai d’introverti, de doux et de curieux est effacé par ce que je dégage. La dysmorphie est alors inversée, les autres voient un corps que je n’habite pas totalement. Et puis le muscle devient un miroir, les gens s’y comparent, s’y jugent, s’en défendent, se justifient : « Ah moi le sport j’en fais pas », « J’aimerais en faire mais j’ai pas le temps », « Il faut compter toutes ses calories, j’ai pas l’énergie », « Chapeau ta discipline », « Je ne pourrais jamais développer de muscle mon corps élimine trop vite. ». Autrui projette ses propres insécurités. Exactement ce que dégagent aussi le véganisme ou la sobriété. En fin de compte, j’ai vraiment rien demandé. Mais si je peux servir de poubelle émotionnelle, ainsi soit-il. Les problèmes commencent avec les plus agressifs, ma posture et ma discipline deviennent des insultes à un lifestyle. Alors devenu partie d’une prétendue élite jugeante, me voilà perçu comme arrogant donc rejeté.

Avec les hommes hétéros : un nouveau duel latent

S’il y a bien une nouveauté à laquelle je ne m’attendais pas, c’est bien mon rapport aux hommes hétérosexuels. La carrure et la prise de muscle tendent à faire apparaître un jeu de pouvoir souvent silencieux. Dans les groupes ou au sport, une certaine tension inexplicable est née, une sorte de rivalité impalpable. Si un autre homme était jusqu’à présent perçu comme bon, impressionnant ou « dominant », je me vois entrer en compétition malgré moi. Les regards sont désagréables, je suis tout sauf le bienvenu, et l’autre s’évertue à montrer sa supériorité physique, athlétique ou technique… Pourquoi pas. Cet état de fait peut aussi passer par la flatterie ou l’ignorance, mais toujours avec une forme de tension dans l’air. 

The Wrestlers – Thomas Eakins (1899)

Œuvre : The Wrestlers – Thomas Eakins (1899)

« Heureusement que tu étais là, on a pu s’amuser grâce à toi. »

Mais plus surprenant encore : me voilà mâle dominant. Dans un milieu festif, les autres hommes m’approchent pour obtenir mon consentement avant d’approcher mes amies. Je m’explique : ils sont clairement là pour tenter de rentrer avec l’une d’entre elles. Leur méthodologie est toujours la même : « Ouah t’es vraiment le plus beau mec de la soirée, dinguerie ». S’ensuit un small talk insipide où ils tentent de jauger si je suis avec l’une d’entre elles ou non, et à quel point je suis « possessif ». L’enfer sur terre. Et à chaque fois je tombe dans le panneau. Je pense que ces hommes sont gays, intéressés. Et bien non. Ils sont peut-être fascinés, troublés, impressionnés, mais plus précisément ils interrogent le danger. Le corps devient alors presque une menace dans un système de domination masculine : je prends de la place, je dérange l’équilibre implicite. Les femmes sont réduites à des objets mouvants, contrôlées par le dominant. Et pire que tout, mon entourage féminin a tendance à remercier le ciel : « Heureusement que tu étais là, on a pu s’amuser grâce à toi qui repoussait les mecs ». 

Je ne faisais rien. J’étais juste là. 

Avec les hommes gays : un désir brut et fantasmé

Le fantasme du mec musclé, viril, rugbyman, rien de nouveau dans les imaginaires gays. C’est omniprésent. L’apparence musclée attire immédiatement l’attention. Les hommes musclés sont sujets à tous les fantasmes. Ultra sexualisés, ils deviennent davantage une conquête, un trophée, qu’une personne avec qui créer du lien. L’homme musclé est donc par définition celui qui intéresse la majorité, qui a l’embarras du choix et donc « baise » tous les jours via Grindr (application de rencontre gay très, très trash). Ma carrure est ainsi trop souvent réduite à un archétype, à une envie du moment. J’ai même eu le droit à : « T’es un original toi, ton physique n’a rien à voir avec qui tu es vraiment, ton paradoxe est trop mignon ».

Œuvre : L’Ange déchu - Alexandre Cabanel (1847)

Oui, il y a des sacrés morceaux. Trop nombreux aussi sont ceux qui vont vouloir tâter, toucher, vite, trop vite, dès la première rencontre et sans consentement, pour s’assurer que ce qu’ils voient est bien aussi robuste qu’ils ne le pensent : « Mon dieu mais même avec mes deux mains jointes je ne fais pas le tour de ton biceps », « Si je te fais un câlin, je ne peux pas toucher mon autre main », « J’aime trop tes mollets », « Ton corps est super équilibré »… Désespérant. Ce qui peut paraître comme un simple compliment arrive bien trop souvent, et finit toujours mal. Tout est disséqué, chaque partie du corps est estimée. Suffisant pour alimenter une pression intime de vouloir plaire, le sentiment de voir être toujours plus dessiné et musclé.

« Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, et de combien de mecs voudraient être à ta place sollicités. »

Le fantasme du grand mec viril et baraqué, c’est dans les soirées gays que je l’ai le plus subi. Des fesses palpées et des fessées, des baisers volées, des mains tirées, des cheveux touchés, des attouchements sur mon appareil génital, des commentaires lourds… Fatigué de devoir broyer des mains baladeuses et faire le tri entre l’admiration et la prédation, j’ai tout simplement arrêté de me présenter à ces soirées. Chose fascinante, lorsque je raconte le tout à d’autres hommes gays, on me dit ingrat. Ou alors on ne me croit pas. Oui oui, ingrat, parce que « tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, et de combien de mecs voudraient être à ta place sollicités. ». Podium. 

Plus récemment encore, un homme issu d’une application de rencontre il y a des années de ça et que je n’ai jamais rencontré dans la vraie vie m’a interpellé sur Instagram après m’avoir vu à la salle de sport : « Belle bête, sacrément grand baraqué et musclé ». D’accord. J’en fais quoi ? Qu’est-ce qui a suivi ? Une proposition sexuelle directe, évidemment refusée dans la foulée. L’anecdote parfaite pour illustrer mon propos, et qui a grandement participé au désir d’écrire ces lignes.

Ce physique handicape l’établissement de relations qui dépassent la surface, car il rejette de fait ceux qui pourraient faire l’affaire, qui eux me croient « fuckboy ». Et attire ceux qui souhaitent que je le sois. Impeccable.

Mon corps n’impose plus seulement une présence, mais aussi sa série de malentendus

Mon corps a gagné en muscle. J’ai perdu en neutralité. Et parfois, c’est lourd à porter. Un corps peut être fort sans non plus être un message. 

Le regard social crée une prison d’image, même quand on croit se libérer par la transformation. Mon corps m’a rendu plus visible, audible, m’a même ouvert de nouvelles opportunités professionnelles. Mais je n’ai que rarement été compris. 

Ce que j’ai appris, c’est que lorsque les autres parlent de mon corps, ils parlent de quelque chose en eux. 

Être vu comme fort, c’est souvent être réduit à ce qu’on incarne, pas à ce qu’on est. On peut se construire un corps. Mais on ne choisit pas les projections qu’il déclenche.

Et ce corps a bien changé, puisque je le chéris. Mais a-t-il finalement changé ou amélioré la vision que j’en ai ? Non. M’a-t-il permis plus de conquêtes ? Non plus. Bien au contraire. 

Œuvre : Patrocle – Jacques-Louis David (1780)

Né hors-jeu

À l’origine, le sport n’a rien d’automatique. Enfance et adolescence en surpoids, les moqueries ont fusé, dont le surnom « Gros Pierre ». Si ni le football ni le cyclisme ni la natation ne me plaisaient, alors le sport n’était évidemment pas fait pour moi, point barre. 

À moins que. Une vingtaine d’années plus tard, j’ai découvert la musculation, le volley-ball, le beach-volley, l’escalade, le yoga, la marche, la course à pieds… Et le football — sport qui m’a rejeté dès tout petit — me fait même de l’oeil, comble de l’ironie. Première leçon de cet article : ne lâchez pas vos enfants si vite. 

« Plus tard, je serai puissant, mince et musclé ».

Ce rapport difficile au sport et au corps a toujours alimenté une volonté de transformation physique, nourrie par les normes de beauté dominantes, en particulier dans le milieu — très — stéroïdé que s’appelerio l’homosexualité (son exposition prématurée à la pornographie, le culte du corps parfait, la course à la virilité). 

Ce n’est qu’à 26 ans que je trouve l’énergie d’engager la transition en me forçant à apprécier la musculation et l’horreur infâme que sont les burpees. Aujourd’hui, le sport fait partie intégrante de ma vie quotidienne. Nuance faite, je déteste toujours autant les burpees et le rapport à mon corps n’a absolument pas changé. Accueillez chaleureusement la dysmorphie, cette perception altérée du corps, souvent marquée par l’impression d’être « trop maigre », « trop gros », « pas assez musclé » malgré un physique objectivement ok.

Avec un corps athlétique, j’entame en 2024 un programme intense de musculation et j’intègre des sports collectifs (cardio) dans ma routine. Nous voilà en 2025 : 15kg de muscle et une taille de vêtement en plus. Et seul le regard des autres a changé. Je ne suis pas « sec » comme le dit le milieu des gymbros, c’est à dire parfaitement dessiné. Mais je projette une image de force, de solidité, qui imprime les esprits, du haut d’épaules larges et de mon mètre quatre-vingt douze. 

Ce que mon corps dit malgré moi

Je n’ai jamais choisi l’image que les gens projettent sur moi. D’ailleurs, personne ne la contrôle vraiment, malgré une envie incontrôlable. Ce que je sais, c’est que mon physique ne laisse jamais indifférent. Qu’il s’agisse d’un sourire, d’une taille ou d’une carrure. Comme dit précédemment, on projetait sur moi plus jeune l’image d’un enfant faible, perdu, gros, dans la lune, qui aime les jeux vidéo et n’aime pas vraiment se dépenser. Ensuite vint la croissance et son lot de « ohlala mais que tu es grand ! ». Aujourd’hui, plus aucune rencontre ne se fait sans un commentaire sur mon corps. : « Tu fais beaucoup de sport non ? », « Tu fais quelle taille ? », « Tu dois enchaîner les conquêtes ! », « Tu as blanchi tes dents ? », « Tu prends de la protéine pour le sport? », « C’est quoi ton programme ? »… Il y en a des centaines, y compris de proches qui ne m’ont pas vu depuis un petit moment.

Jeune homme nu assis au bord de la mer – Hippolyte Flandrin (1836)

Œuvre : Jeune homme nu assis au bord de la mer Hippolyte Flandrin (1836)

Ce qui ressort aujourd’hui, c’est une apparence d’homme fort, discipliné, parfois menaçant (rarement, le sourire équilibre). Dans les quartiers les plus « dangereux » (j’insiste sur les guillemets), on m’interpelle violemment m’imaginant flic, puis on me parle comme si j’étais rigide ou strict. Les hommes et femmes de mon âge fantasment sur mon « body count » et avec ô combien de personnes j’aurais pu avoir de rapports sexuels. Au volley-ball, mes adversaires sont vocaux sur le fait d'être effrayés par mes smashs alors que je ne sais pas smasher… La liste est longue.

En réalité, ce que j’ai d’introverti, de doux et de curieux est effacé par ce que je dégage. La dysmorphie est alors inversée, les autres voient un corps que je n’habite pas totalement. Et puis le muscle devient un miroir, les gens s’y comparent, s’y jugent, s’en défendent, se justifient : « Ah moi le sport j’en fais pas », « J’aimerais en faire mais j’ai pas le temps », « Il faut compter toutes ses calories, j’ai pas l’énergie », « Chapeau ta discipline », « Je ne pourrais jamais développer de muscle mon corps élimine trop vite. ». Autrui projette ses propres insécurités. Exactement ce que dégagent aussi le véganisme ou la sobriété. En fin de compte, j’ai vraiment rien demandé. Mais si je peux servir de poubelle émotionnelle, ainsi soit-il. Les problèmes commencent avec les plus agressifs, ma posture et ma discipline deviennent des insultes à un lifestyle. Alors devenu partie d’une prétendue élite jugeante, me voilà perçu comme arrogant donc rejeté.

Avec les hommes hétéros : un nouveau duel latent

S’il y a bien une nouveauté à laquelle je ne m’attendais pas, c’est bien mon rapport aux hommes hétérosexuels. La carrure et la prise de muscle tendent à faire apparaître un jeu de pouvoir souvent silencieux. Dans les groupes ou au sport, une certaine tension inexplicable est née, une sorte de rivalité impalpable. Si un autre homme était jusqu’à présent perçu comme bon, impressionnant ou « dominant », je me vois entrer en compétition malgré moi. Les regards sont désagréables, je suis tout sauf le bienvenu, et l’autre s’évertue à montrer sa supériorité physique, athlétique ou technique… Pourquoi pas. Cet état de fait peut aussi passer par la flatterie ou l’ignorance, mais toujours avec une forme de tension dans l’air. 

The Wrestlers – Thomas Eakins (1899)

Œuvre : The Wrestlers – Thomas Eakins (1899)

« Heureusement que tu étais là, on a pu s’amuser grâce à toi. »

Mais plus surprenant encore : me voilà mâle dominant. Dans un milieu festif, les autres hommes m’approchent pour obtenir mon consentement avant d’approcher mes amies. Je m’explique : ils sont clairement là pour tenter de rentrer avec l’une d’entre elles. Leur méthodologie est toujours la même : « Ouah t’es vraiment le plus beau mec de la soirée, dinguerie ». S’ensuit un small talk insipide où ils tentent de jauger si je suis avec l’une d’entre elles ou non, et à quel point je suis « possessif ». L’enfer sur terre. Et à chaque fois je tombe dans le panneau. Je pense que ces hommes sont gays, intéressés. Et bien non. Ils sont peut-être fascinés, troublés, impressionnés, mais plus précisément ils interrogent le danger. Le corps devient alors presque une menace dans un système de domination masculine : je prends de la place, je dérange l’équilibre implicite. Les femmes sont réduites à des objets mouvants, contrôlées par le dominant. Et pire que tout, mon entourage féminin a tendance à remercier le ciel : « Heureusement que tu étais là, on a pu s’amuser grâce à toi qui repoussait les mecs ». 

Je ne faisais rien. J’étais juste là. 

Avec les hommes gays : un désir brut et fantasmé

Le fantasme du mec musclé, viril, rugbyman, rien de nouveau dans les imaginaires gays. C’est omniprésent. L’apparence musclée attire immédiatement l’attention. Les hommes musclés sont sujets à tous les fantasmes. Ultra sexualisés, ils deviennent davantage une conquête, un trophée, qu’une personne avec qui créer du lien. L’homme musclé est donc par définition celui qui intéresse la majorité, qui a l’embarras du choix et donc « baise » tous les jours via Grindr (application de rencontre gay très, très trash). Ma carrure est ainsi trop souvent réduite à un archétype, à une envie du moment. J’ai même eu le droit à : « T’es un original toi, ton physique n’a rien à voir avec qui tu es vraiment, ton paradoxe est trop mignon ».

Œuvre : L’Ange déchu - Alexandre Cabanel (1847)

Oui, il y a des sacrés morceaux. Trop nombreux aussi sont ceux qui vont vouloir tâter, toucher, vite, trop vite, dès la première rencontre et sans consentement, pour s’assurer que ce qu’ils voient est bien aussi robuste qu’ils ne le pensent : « Mon dieu mais même avec mes deux mains jointes je ne fais pas le tour de ton biceps », « Si je te fais un câlin, je ne peux pas toucher mon autre main », « J’aime trop tes mollets », « Ton corps est super équilibré »… Désespérant. Ce qui peut paraître comme un simple compliment arrive bien trop souvent, et finit toujours mal. Tout est disséqué, chaque partie du corps est estimée. Suffisant pour alimenter une pression intime de vouloir plaire, le sentiment de voir être toujours plus dessiné et musclé.

« Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, et de combien de mecs voudraient être à ta place sollicités. »

Le fantasme du grand mec viril et baraqué, c’est dans les soirées gays que je l’ai le plus subi. Des fesses palpées et des fessées, des baisers volées, des mains tirées, des cheveux touchés, des attouchements sur mon appareil génital, des commentaires lourds… Fatigué de devoir broyer des mains baladeuses et faire le tri entre l’admiration et la prédation, j’ai tout simplement arrêté de me présenter à ces soirées. Chose fascinante, lorsque je raconte le tout à d’autres hommes gays, on me dit ingrat. Ou alors on ne me croit pas. Oui oui, ingrat, parce que « tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, et de combien de mecs voudraient être à ta place sollicités. ». Podium. 

Plus récemment encore, un homme issu d’une application de rencontre il y a des années de ça et que je n’ai jamais rencontré dans la vraie vie m’a interpellé sur Instagram après m’avoir vu à la salle de sport : « Belle bête, sacrément grand baraqué et musclé ». D’accord. J’en fais quoi ? Qu’est-ce qui a suivi ? Une proposition sexuelle directe, évidemment refusée dans la foulée. L’anecdote parfaite pour illustrer mon propos, et qui a grandement participé au désir d’écrire ces lignes.

Ce physique handicape l’établissement de relations qui dépassent la surface, car il rejette de fait ceux qui pourraient faire l’affaire, qui eux me croient « fuckboy ». Et attire ceux qui souhaitent que je le sois. Impeccable.

Mon corps n’impose plus seulement une présence, mais aussi sa série de malentendus

Mon corps a gagné en muscle. J’ai perdu en neutralité. Et parfois, c’est lourd à porter. Un corps peut être fort sans non plus être un message. 

Le regard social crée une prison d’image, même quand on croit se libérer par la transformation. Mon corps m’a rendu plus visible, audible, m’a même ouvert de nouvelles opportunités professionnelles. Mais je n’ai que rarement été compris. 

Ce que j’ai appris, c’est que lorsque les autres parlent de mon corps, ils parlent de quelque chose en eux. 

Être vu comme fort, c’est souvent être réduit à ce qu’on incarne, pas à ce qu’on est. On peut se construire un corps. Mais on ne choisit pas les projections qu’il déclenche.

Et ce corps a bien changé, puisque je le chéris. Mais a-t-il finalement changé ou amélioré la vision que j’en ai ? Non. M’a-t-il permis plus de conquêtes ? Non plus. Bien au contraire. 

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